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12 juin 2008 4 12 /06 /juin /2008 22:44
(précédent : Prosopographie de D. Le Page)


Georges Minois, Anne de Bretagne, Paris: Fayard, 1999, 571p.
Extraits, commentaires, procédure, bibliographie


Cet ouvrage est le sommet de l'accumulation en quelques lignes des jugements de valeur contre Jean IV de Lespinay, trésorier de Bretagne, repris de la thèse de Jean Kerhervé soutenue en 1986. La démonstration est simpliste.


 

1) Extraits concernant Jean de Lespinay, trésorier général de Bretagne

p. 145 : « Le duc, puis la duchesse, ne peuvent même plus payer leurs officiers : en 1500, Anne devra toujours 91 819 livres à l’héritier du garde-robier Michel Le Doulx, 27 334 livres à l’argentier de l’écurie Thomas de Riou, 60 009 livres au trésorier et receveur général Jean de Lespinay, 53 200 livres au trésorier de l’Epargne Gilles Thomas, pour une dette publique totale de 486 000 livres. »

p. 179 : « La gestion de Jean de Lespinay, trésorier général d’Anne de Bretagne, est encore plus malhonnête, mais le scandale n’éclatera qu’après sa mort. Issu d’une lignée de receveurs du Gâvre, il est lui-même gestionnaire de cette châtellenie pendant treize ans ; il y ajoute bientôt les domaines de Champtocé, les fermes de la traite des bêtes vives, ports et havres entre le Couesnon et l’Arguenon en 1485, la perception des fouages du diocèse de Nantes en 1487, la direction des finances en 1489, un poste à la chambre des Comptes en 1492, la Trésorerie générale de 1498 à 1524. Sa gestion est dénoncée après sa mort, et laisse apparaître un déficit de 83 465 livres. »

p. 253 : « Le 14 avril [1489], elle se laisse également persuader de nommer comme trésorier général Jean de Lespinay. Cet arrière-vassal du vicomte de Rohan a choisi par calcul le camp d’Anne, et plus particulièrement celui de Philippe de Montauban, à qui il doit sans doute sa promotion. Agé de quarante neuf ans, il a derrière lui une longue carrière d’administrateur dans le domaine ducal, au cours de laquelle il s’est bâti une solide fortune par des pratiques malhonnêtes qu’il va perpétuer dans son nouveau poste, et dont l’ampleur sera révélée par les enquêtes qui suivront son décès. Dans le choix de ses conseillers, Anne semble avant tout guidée par une considération : l’hostilité à d’Albret. Aveuglée par son aversion d’adolescente, elle se laisse imposer un entourage dont la fidélité et les capacités sont sujettes à caution. »

p. 265 : « Les impôts rentrant mal, le trésorier Jean de Lespinay a recours à des subterfuges : le 25 juin 1491, il fait avancer par les dix plus riches familles de chaque paroisse le montant des fouages, à charge pour elles de se rattraper ensuite sur les autres contribuables. On imagine les disputes que cela peut engendrer. »

p. 336 : « C’est le roi — c’est-à-dire son administration — qui règle désormais les affaires bretonnes. Certes, il s’est engagé dès le début de 1492 à maintenir en fonction les officiers nommés précédemment par Anne, et il leur envoie à chacun des lettres de confirmation. Jean de Lespinay, par exemple, garde sans interruption son poste de trésorier receveur général de 1490 à 1513. Cette décision provoque un fort mécontentement dans l’entourage royal, où l’on attendait une distribution des dépouilles. »

p. 389 : [Après la mort de Charles VIII] « Installée au château de Nantes, entourée de Philippe de Montauban, son chancelier, d’Orange, de Rieux, d’Avaugour, de Rohan, assemblage hétéroclite d’anciens ennemis plus ou moins réconciliés, elle dirige personnellement les affaires. Elle a aussi retrouvé son trésorier général, Jean de Lespinay, qui avait été destitué par Charles VIII en 1491. Sa nomination à la trésorerie dès le mois d’avril 1498 est de la part d’Anne une décision éminemment politique, qui illustre sa volonté d’affirmer son indépendance. Lespinay prend en effet la place du trésorier nommé par Charles VIII, Olivier Barraud. C’est aussi une reconnaissance de dette : Anne lui doit 68 000 livres qu’il avait avancées pendant la guerre. Le changement touche d’ailleurs [p.390] toute l’administration des finances, où l’on peut presque parler d’une chasse aux sorcières : sur les neufs receveurs des fouages, huit sont remplacés, le seul qui conserve son poste étant Martin Ayrolde, à Nantes. Des changements de même ampleur ont lieu dans les services de la recette ordinaire, où Anne place des fidèles. Jusqu’à sa mort, Lespinay va conserver la haute main sur le personnel, puique c’est lui qui reçoit la caution des receveurs à leur entrée en charge. Il confie d’ailleurs la recette de Nantes à son propre fils, Guillaume, et place des gens à lui dans tous les services.

Jean de Lespinay est un auxilliaire précieux pour Anne, dont les exigences financières sont considérables. Grosse dépensière, elle dépend beaucoup des capacités de son trésorier à lui fournir rapidement des liquidités. Aussi voit-on ce dernier se rendre fréquemment près de la reine, qui n’est jamais en Bretagne : en 1500 et 1501, il va la rejoindre à Blois, à Paris, à Lyon, à Grenoble, en 1502 et 1503 encore à Blois, Lyon, Orléans. L’homme est habile et efficace, et n’oublie pas de remplir sa propre bourse en même temps que le Trésor ducal : les enquêtes menées après sa mort, en 1524, révéleront de colossales malversations et un débit de plus de 80 000 livres à l’égard du roi. »


2) Commentaires

On remarquera que Georges Minois ne cite Jean de Lespinay que dans les 7 pages mentionnées et presque à chaque fois avec des commentaires négatifs touchant le plus souvent sa seule gestion financière. La notion de « malhonnêteté » n’est pas expliquée mais seulement sous-entendue. Ce qui est sous-entendu c’est que toute l’existence « malhonnête » de « malversations » accumulées de Jean de Lespinay serait démontrée par l’enquête menée après sa mort, ainsi que par le cumul des charges (qui serait à prouver date par date) et par la non clôture de ses comptes avant sa mort (qui ne porte « que » sur 4 ans et demi).
             Les conséquences positives de son activité en Bretagne (y en a-t-il eu ?), son dévouement pour une duchesse et des rois aux exigences très difficiles à satisfaire et l’obligeant à des artifices financiers anormaux, ses nombreuses missions, ses relations privilégiées avec la reine Anne et le roi de France comme conseiller sont minimisées ou ignorées. La fatigue de ses constants déplacements à un âge dépassant 60 ans n’est pas prise en compte comme un témoignage de son dévouement plutôt que de sa supposée âpreté au gain. Même ses origines sont sous-entendues comme moralement douteuses, étant paraît-il issu d’une lignée de receveurs.
             Si l’on peut comprendre l’aversion de cet auteur à l’égard des financiers des XVe-XVIe siècles, sur la base des critères de notre société de la fin du XXe siècle, on a l’impression qu’il n’a pas compris la situation particulière des financiers à cette époque, ni les travaux des autres qu’il a utilisés. Il ne semble pas connaître la responsabilité juridique personnelle des comptables du Trésor sur les créances de l’Etat non recouvrées, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs. Il ne met pas non plus en balance les créances que Jean de Lespinay a sur le Trésor et qu’il cite lui-même (68 000 livres en 1498, 60 009 livres en 1500) avec les dettes qu’il a du fait de ses comptes non clos au moment de sa mort (83 465 livres en 1524). Rien ne laisse croire que ses créances aient été remboursées. En outre, l’auteur ne semble pas connaître les Lettres données en la Chancellerie à Nantes le 19. xbre 1523 par Jean de Lespinay pour signaler les difficultés qu’il avait à faire rembourser plusieurs prêts par Olivier de Lanvaulx, seigneur de Beaulieu. Elles montrent que le trésorier avait à faire face à de mauvais payeurs, ce qui paraît évident.
            Les travaux de Jean Kerhervé, dont les commentaires sont parfois sévères, donnent au contraire tous les éléments utiles pour comprendre l’époque et les gens de finances du duché, mais aussi porter un jugement sur leurs pratiques peu régulières bien que provoquées souvent par les exigences de l’Etat et par leur statut mal défini. Ils nous apprennent beaucoup de choses sur Jean de Lespinay, futur trésorier (en particulier ses diverses charges de fermier et celle de receveur du Gâvre), mais aussi sur son environnement et ses liens avec les Pinart, les Parageau (du Guiniou) de Plessé, les Becdelièvre (Robellot), les Spadine, les Guiolle qui sont ses parents et alliés (ce que l’auteur oublie de mentionner). Néanmoins, il subsiste quelques erreurs ou incertitudes d’interprétation des documents réunis.

            Nous allons examiner quelques points litigieux, par ordre chronologique.

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Une lignée de receveurs du Gâvre

C’est une affirmation tirée de J. Kerhervé (1987, p.800 : « Jean de Lespinay, issu d’un lignage de receveurs du Gâvre ») et reprise par G. Minnois (1999, p.179). On ne sait sur quoi elle repose. En effet, aucun ancêtre de Jean de Lespinay, futur trésorier, n’est cité comme financier. J. Kerhervé mentionne p.743, note 183, J. et G. de Lespinay (qu’il traduit en index par Jean et Guillaume de Lespinay), receveurs du Gâvre, profitant selon lui de leur fonction pour s’adjuger des coupes de bois à bas prix en 1465 et 1469. Si cette information est exacte, il s’agit très probablement de Jean (IV), le futur trésorier de Bretagne, et de son frère. En 1465, leur père, Jean (III) de Lespinay est mourant et se fait représenter dans certains actes par ses fils. Il est fort probable que ceux-ci ont pris sa suite à la châtellenie du Gâvre, mais étaient-ils bien receveurs ?
            Jean III de Lespinay, père du trésorier, possédant en fief depuis 1448 la ville et passée de Rozet, est à ce titre sergent féodé de la châtellenie du Gâvre, d’après les travaux du marquis de Goué (dans les années 1930), ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose qu’un receveur. Quant à ses ancêtres, on ne sait rien de leurs activités, de leurs fiefs et de leurs seigneuries. Les sergents étaient « chargés de recueillir les rentes dues au seigneur par les particuliers », quant aux sergents féodés ils étaient « pourvus d’un fief qui servait de gage à leur sergenterie » et « n’avaient droit à aucun salaire » contrairement aux sergents ordinaires (Marcel PLANIOL, Histoire des Institutions de la Bretagne, III, 1981, p.355). De là à penser qu’ils se payaient en détournant des fonds...

             Par la suite Jean (IV) de Lespinay est mentionné comme receveur du Gâvre avec Jean Parageau, qui a épousé une de ses cousines du Guiniou. Il semble en fait qu’ils soient tous les deux sergents-féodés à cause de certains fiefs qu’ils possèdent (Rozet, Le Guiniou). P.179 : « il est lui-même gestionnaire de cette châtellenie [du Gâvre] pendant treize ans ». En dehors de certaines hypothèses du Marquis de Goué, historien local, rien ne prouve cette affirmation, la fonction d’un sergent-féodé n’ayant rien à voir avec celle du sénéchal du Gâvre. Néanmoins, les activités d’acquisition foncière de Jean II, de Jean III et de Jean IV de Lespinay semblent montrer qu’ils disposaient de fonds à placer et que très probablement ils travaillaient dans l’administration et la finance locales comme beaucoup de petits nobles ruraux. Par conséquent, parler d’une lignée de petits financiers de campagne aurait été peut-être plus près de la réalité, mais on ne connaît pas la fonction des Lespinay dans la finance locale avant 1489 (ou 1463 pour la recette du Gâvre), contrairement à ce qu’affirme l’auteur.
Donc pas de trace de lignée...

Un lignage qui avait perdu sa terre éponyme

             D’après J. Kerhervé (1987, p.737), « certains lignages avaient perdu leur terre éponyme comme les Maillechat à Hédé, ou les Lespinay à Plessé : ces derniers, en difficulté au début du XVe siècle, devaient racheter pièce par pièce les domaines de leurs ancêtres ». Cette affirmation est tirée de l’ouvrage de la Marquise de Lespinay (1937, pp.88, 123, 129) qui était persuadée que les Lespinay, bien que se disant « cadets », étaient originaires de Plessé. En fait, les achats faits par les Lespinay ne concernent que la reconstitution semble-t-il du patrimoine de Rozet (comprenant en partie la future seigneurie de l’Espinay créée de toutes pièces vers 1492), provenant sans doute de la mère non connue de Jean II de Lespinay, et du patrimoine de la famille de Guillemette du Guiniou, femme de Jean II. Il s'agit donc des patrimoines relatifs aux premières alliances locales des deux premières générations connues des Lespinay à Plessé.
              Rien n’indique nulle part que les Lespinay aient été « en difficulté au début du XVe siècle ». Les travaux de J. Kerhervé à propos des cadets de familles se lançant dans la finance au début du XVe siècle, en utilisant leurs relations familiales, illustrent tout-à-fait ce qui se passe chez les Lespinay de Plessé.

Cumuls financiers de Jean (IV) de Lespinay avant 1489

            J. Kerhervé montre (1987, p.650) que Jean de Lespinay était associé avec Jean Parageau, de Plessé, en 1485 pour la traite des bêtes vives du duché, en 1486 pour la recette ordinaire d'Ingrandes et Champtocé, de 1485 à 1488 pour les ports et havres d'entre le Couesnon et l'Arguenon. Le cumul de fermes a été en général de courte durée (souvent un chevauchement de charges financières), puisqu'on ne peut prouver que ces fermes étaient encore de leur responsabilité après ces dates.
          Le même auteur (1987, p.289) signale que Jean de Lespinay, de même que les autres trésoriers, avait une riche expérience d'administrateur avant de devenir trésorier, expérience qui le recommandait spécialement à l'attention du prince. C'est ce que montrent les sources qui sont produites.
            Il montre aussi (p.757-758) que les Lespinay et les Parageau avaient reçu du duc des joyaux en gage de prêts qu'ils lui avaient accordés, d'après un compte de 1469 à 1472. Il subsiste néanmoins une incertitude car nous connaissions jusqu'à maintenant deux autres mentions dans la même source utilisée par Kerhervé (Archives L-Atl. E 205) : une du 2 juin 1465, concernant la signature de Jean (III ou IV) de Lespinay comme témoin au bas d'un acte de prêt au Duc par les Parageau garanti par des objets précieux ; et une autre aussi de 1465 où Jean (III) de Lespinay, père du futur trésorier, fait un prêt au duc de 120 écus d'or en gage d'une coupe d'or, signé pour lui par son fils Guillaume. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une pratique habituelle, répétée.

             Même auteur (1987 p.800) repris par G. Minois (1999 p.179) : en 1485, Jean de Lespinay, tout en étant gestionnaire de la châtellenie du Gâvre (pendant 13 ans), cumulait les fermes du “riche domaine de Champtocé”, des bêtes vives, des ports et havres d'entre Couesnon et Arguenon, puis en 1487 le fouage du diocèse de Nantes et enfin en 1489 les finances de Bretagne. Ce cumul, possible, n'est pas démontré : d'une part, Jean de Lespinay exerce ces activités avec Jean Parageau, d'autre part rien n'indique que, pendant la période 1485-1489 ainsi qu'avant et après, ces deux personnes aient conservé chaque année le bénéfice de leurs fermes de façon continue. Rien n'indique non plus que le trésorier ait conservé ces fermes après 1488, ce que J. Kerhervé n'affirme pas. Cela est valable aussi pour le Gâvre. Il faut rappeler que ces charges, peut-être lucratives, étaient coûteuses et non rémunérées, en particulier la charge de sergent-féodé du Gâvre. La rédaction ici ambigüe de J. Kerhervé a entraîné l'interprétation excessive de G. Minois sur le passé malhonnête de Jean de Lespinay avant même d'être nommé trésorier.
            A citer une autre mention de J. Kerhervé (1987 p.158) : disant que Jean de Lespinay, le futur trésorier général, associé à Jean Parageau, en emportant la gestion des domaines du Gâvre et de Champtocé a réussi un beau coup. Il faudrait préciser que cela ne dura qu'un an. Il faudrait aussi pouvoir évaluer ce que cela leur coûta et les revenus qu'ils en tirèrent en un an. L'appréciation de l'enrichissement personnel à partir de ces charges reste à faire. Outre les détournements de fonds sous prétexte de faire face aux dépenses, la seule façon de s'enrichir pour les receveurs domaniaux était de faire du crédit avec les fonds récoltés et de profiter des informations et marchés fournis par ces charges pour faire des plus-values (achat et revente de bois, de vins, etc.).
            L'accusation de "cumul", qui laisse entendre que le trésorier a conservé toutes ses charges antérieures et y a ajouté celle d'auditeur à la Chambre des comptes, est simpliste et ne résiste pas à l'étude des sources, qui montrent que ces charges ont été successives pour la plupart. En outre, les auteurs lui attribuent aussi des charges (par exemple de receveur de Nantes) qui ont été celles de son fils homonyme Jean, exercées aussi par son autre fils Guillaume, et dont on ne voit pas l'intérêt du cumul. Seul le népotisme peut être invoqué ici, pas le cumul.

La gestion de Jean (IV) de Lespinay à partir de 1489


            J. Kerhervé (1987 p. 281, 635) comme G. Minois (1999 p.145, 389) mentionnent la créance de Jean de Lespinay de 68.306 livres en 1498, et 60.009 livres en 1500.
           Ils mentionnent aussi l’entrée du trésorier, destitué par Charles VIII en 1491 et remplacé par Olivier Barraud, comme auditeur à la Chambre des Comptes en 1492 (1987 p. 290, 404, 800; 1999 p.179). Ce point est discutable : d’une part il peut s’agir de Jean (V) de Lespinay le jeune, fils du trésorier, portant le même prénom (son autre fils, Guillaume, était [peut-être] déjà en 1492 clerc secrétaire dans la même Chambre), et d’autre part il semble que le trésorier soit resté en fonction parallèlement à l’arrivée en charge d’Olivier Barraud, étant maintenu par le roi cette même année.
              Selon ces auteurs, il aurait été nommé de nouveau en 1498 et serait alors resté en fonction jusqu’à sa mort. Cependant, il accomplit des missions en tant que trésorier et conseiller de la reine en 1492, 1493, 1494, 1495, 1497, 1498 (et ensuite, bien entendu), comme le montrent entre autres les mandements le concernant. On ne voit pas comment il aurait pu assurer des fonctions à la Chambre des Comptes et en même temps les nombreuses missions dont il était chargé. Si cela est néanmoins vrai, cet office permettait dans ce cas de rémunérer ses fonctions spéciales de conseiller du roi et de la reine.
            Ce qui est certain, c’est que le trésorier a placé ses enfants dans une administration « sûre » et prometteuse pour leur avenir par la formation et les contacts procurés. Jean de Lespinay le jeune, fils du trésorier, reçoit des lettres d’auditeur à la Chambre des Comptes le 3 mai 1515, en récompense du travail qu’il y faisait déjà depuis des années comme secrétaire et clerc.

Les auteurs cités mentionnent l’utilisation du prêt à intérêt à tous les niveaux de la société et en particulier par le trésorier général et sa famille. « C’est ce que leur reprochaient les commissaires envoyés par François Ier en Bretagne pour y réformer les finances, après la mort du trésorier Lespinay » (1987 p.753 note 277). Outre les Becdelièvre, « les deux neveux et l’un des frères du trésorier général » sont créanciers du prince. Ces neveux ne peuvent être que Jean et Gilles Spadine, enfants de Renée de Lespinay sœur du trésorier et de Jean Spadine, homme de finance (miseur et conterolle de Nantes). Le frère du trésorier ne peut être que Guillaume de Lespinay (à moins qu’il ne s’agisse, par erreur, de Guillaume fils du trésorier). On ne lui connaît pas d’autres frères. Cette information inédite provient des archives du Doubs (1987 p.753 note 281). On ne voit pas ce qu’il y a de malhonnête à prêter de l’argent au roi ou au duc, à sa demande d’ailleurs.
             A propos des abus et malversations (1987 p.842), « Le mémoire pour réformer les abus des finances de Bretagne, rédigés après la mort du trésorier Lespinay, en brosse un tableau synthétique, dénonçant toutes les “ficelles” utilisées pour rober le Roy ». Il faut rappeler que « rober le Roy » de France ne signifie pas obligatoirement « rober le duché » de Bretagne et que les abus ne sont pas toujours des détournement de fonds comme le sous-entend cette phrase. Les graves accusations portées contre la gestion du trésorier et de ses collègues par le mémoire cité devraient être analysées point par point. D'autant plus qu'elles auraient pu entraîner une condamnation à mort, si le trésorier n'était pas déjà décédé (comme ce fut le cas de Jacques de Beaune
, surintendant des finances de François Ier, pendu en 1527, sans preuves suffisantes...).
            Le même auteur (1987 p.853) parle à propos de Jean de Lespinay du « scandale de sa gestion, dénoncé seulement après sa mort, qui aurait pu servir de révélateur ». Où était le scandale ? dans la non-reddition de 4 années et demies de comptes[2], dans un enrichissement outrancier ou dans des malversations et malhonnêtetés sortant de l’ordinaire des gens de finances ?
            On aimerait en savoir plus, de façon plus précise. C'est là que manquent des travaux d'historiens-juristes, peu intéressés par l'histoire financière de cette période. L’imprécision laisse planer des doutes permettant à certains auteur de parler de la malhonnêteté du trésorier alors qu’il semble qu’il ait utilisé les mêmes ficelles que ses prédécesseurs sous le contrôle des gens de la Chambre des Comptes qui n’étaient pas des imbéciles mais des collègues. Quant aux malversations et malhonnêtetés, il faudrait montrer qu’elles ont bien eu lieu, se traduisant par un enrichissement abusif. Il est difficile de juger des hommes et une époque très éloignés de nous avec nos propres critères et nos modèles actuels de l’Etat et de l’administration.
              Il semble en fait que ces auteurs ignorent certaines informations, ou n’en tiennent pas compte : la non-reddition de 4 ans ½ « seulement » (et non de la totalité de sa fonction), les difficultés de ses derniers moments de trésorier (dettes non récupérées, grande fatigue à se déplacer, compte de son défunt fils Guillaume à rendre, après avoir rendu en 1421 celui de son fils aîné Jean, mort en 1417), la hâte de l’administration à saisir et vendre ses biens à bas prix, les pressions faites par Louise d’Angoulême régente de France, les freins exercés par la Chambre des Comptes pour empêcher Guillaume de Lespinay (petit-fils du trésorier) d’avoir accès aux titres de son ayeul et de rendre ses comptes en établissant ainsi la valeur de ses créances. Ces dernières, connues en 1498 et 1500, sont totalement ignorées ensuite comme si elles s’étaient évaporées du fait des prétendues malversations de leur auteur.
            Il faut rappeler que Guillaume de Lespinay est à la fois un petit-fils qui tient à prendre la défense de son aïeul et de son nom, mais aussi un secrétaire à la Chambre des Comptes (office qu'il a vendu peu avant 1543; cf. B.N., Ms. Fr., Titres, Carrés d’Hozier vol.383)[3] : de ce fait il connaissait la maison et était connu de ses collègues, ce qui explique peut-être pourquoi ceux-ci ont voulu lui rendre la tâche impossible, connaissant ses compétences, afin de ne pas avoir à rembourser des créances considérables à la famille du trésorier. C’est évidemment une hypothèse à vérifier.

L’âge du trésorier

G. Minnois se fonde semble-t-il pour une part de ce qu’il écrit sur l’article de D. Le Page « Jean de Lespinay, trésorier et receveur général de Bretagne, 1448-1524 » (dans Bretagnes, art, négoce et société de l’Antiquité à nos jours, Mélanges offerts au professeur Jean Tanguy, Brest, 1996). La date de 1448 a été reprise sans critique par D. Le Page dans le titre de l’ouvrage de Madame de Lespinay (1937) sur Jean de Lespinay, qui la citait comme hypothèse. En réalité, on ne connaît pas la date de naissance de Jean de Lespinay. Sans même tenir compte de la date incertaine de 1448, l’auteur signale, on ne sait sur quelle base, que le trésorier a 49 ans en 1489, date de son entrée en fonction, ce qui le fait naître en 1440. Le qualificatif « environ » aurait été utile. Son absence est une illustration de plus du caractère trop affirmatif des assertions de l’auteur qui ne vérifie pas toutes ses sources, même « mineures » en ce qui concerne les Lespinay, et manque ainsi de prudence dans son engagement d’historien critique.

Jean de Lespinay, un calculateur

G. Minnois (1999, p.253) : « Cet arrière-vassal du vicomte de Rohan a choisi par calcul le camp d’Anne, et plus particulièrement celui de Philippe de Montauban, à qui il doit sans doute sa promotion ». C’est une affirmation dont on ne sait sur quelles présomptions elle est fondée, tirée aussi de la thèse de J. Kerhervé. Il faut savoir que Jean II de Rohan, seigneur de Blain, achète à Jean de Volvire la seigneurie de Fresnay, dont relèvent les Lespinay, vers 1487. C'est seulement à cette époque que "les Rohan" deviennent suzerain des Lespinay, alors même que les Lespinay sont déjà serviteurs des Ducs depuis plusieurs générations (voir le dossier "Histoire résumée des premiers Lespinay").
                Il semble que cette supputation soit tirée d'une mention de d'Hozier au XVIIIe siècle, citée dans l'ouvrage de la marquise de Lespinay sur le trésorier (1939, photographie p.124), à propos des titres familiaux qui auraient été "brûlés lorsque le feu fut mis dans la maison de Lespinay, le thresorier (Jean de Lespinay) tenant le party pour le Roy du temps des guerres des ducs de Bretagne et des comtes de Poitou" (B.N., mss.fr., Cabinet des titres, n°22.349). Les auteurs ont imaginé qu'avant d'être trésorier Jean IV de Lespinay était un fidèle des Rohan, ses suzerains, alliés au roi de France contre le duc François II. En fait, il ne relevait pas encore des Rohan mais des Volvire. Quant à sa présence dans le parti breton du roi de France, cela reste à prouver alors même que tout son entourage est au service du duc. Le texte de d'Hozier au XVIIIe siècle est une mauvaise copie du texte écrit par Jacob II de Lespinay ca.1665 dans une généalogie mentionnée aussi dans l'ouvrage de la marquise de Lespinay : "aut Jean qui fut conseiller du Roi et receveur général du duché de Bretagne, lequel tenant le parti pour son Prince le feu fut mis par les ennemis dans la maison de Lespinay qui estoit faite pour résister dans ce temps aux forces ennemies". Il est évident ici que le "Prince" est le Duc de Bretagne, et pas le roi de France. Que de suppositions, "tirées par les cheveux" et non étayées. Les auteurs ont choisi la copie plutôt que l'original...

Jean de Lespinay, homme malhonnête

 G. Minnois (1999 p.253) : « il a derrière lui une longue carrière d’administrateur dans le domaine ducal, au cours de laquelle il s’est bâti une solide fortune par des pratiques malhonnêtes qu’il va perpétuer dans son nouveau poste » : autre affirmation étonnante fondée sur la seule base des poursuites intentées contre la succession du trésorier en 1524 à propos uniquement de sa gestion en tant que trésorier et non de ses activités antérieures comme le suppose explicitement l’auteur. Rien ne permet de parler de pratiques malhonnêtes en ce qui concerne en tout cas l’activité de Jean de Lespinay avant son entrée en fonction comme trésorier.[4] Il aurait fallu examiner les comptes de ses fermes pour les années qu’il a eues en charge afin de déterminer s’il y avait eu malhonnêteté, et à partir de critères précis datant de la même époque et non du XXe siècle.
               Ainsi, sur le seul fondement des enquêtes sur la gestion du trésorier après sa mort en 1524, Jean IV de Lespinay est traité de malhonnête pour toutes les activités qu’il a menées au cours de sa vie (G. Minnois, 1999) ou d’auteur d’abus et malversations (J. Kerhervé, 1987). Les arguments de la défense, présentés par le trésorier peu de temps avant sa mort puis par son petit-fils Guillaume et enfin son arrière-petit-fils Pierre, n’ont pas été pris en compte. Le fait que le roi impose ensuite le silence sur cette affaire, les descendants de Jean IV de Lespinay n’ayant pas été ses héritiers et en outre n’ayant pas été mis en situation de pouvoir défendre la mémoire de leur aïeul en prouvant son innocence, semble ignoré par les auteurs qui ont donc fait un choix parmi leurs sources. Il est vrai que l’examen du cas du trésorier d’Anne de Bretagne demande du temps et les rares personnes qui s’y sont intéressées n’ont tenu aucun compte des arguments de la défense, dont ils n’ont d’ailleurs probablement pas pris connaissance.
            Ils ne savent pas non plus qu’une des conséquences curieuses de la procédure intentée contre le trésorier Jean de Lespinay a été de faire disparaître tous ses titres familiaux et de permettre ainsi, lors de la réformation de la noblesse de Bretagne au XVIIe siècle, de nier à sa descendance sa filiation à son égard. Il faudra attendre la fin du siècle suivant pour que cette filiation à l’égard du trésorier et de ses ascendants soit finalement reconnue, malgré l'abondance des preuves contenues entre autre dans les actes de procédure.

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Néanmoins les travaux cités nous apprennent beaucoup de choses sur les Lespinay du XVe siècle, les activités du trésorier Jean de Lespinay et de son entourage familial. Ils nous montrent qu’il existe encore des documents non étudiés ou insuffisamment exploités concernant les Lespinay. Il faut cependant conserver une certaine prudence car il existe à cette époque et dans la même région plusieurs familles portant le nom de Lespinay et dont les membres portent le prénom de Jean : à Segré (1400, 1460), à Piré près de Rennes (1400, 1460, 1490), à Bouguenais près de Nantes (1460), à Dol (J. de Lespinay, 1437). Mais il semble qu’aucune des mentions faites par les auteurs étudiés ne concerne ces autres familles, ne serait-ce que par les noms qui sont associés (Parageau, J. et G. de Lespinay).
            A partir des informations citées, on peut se poser une question relative à la lignée des Lespinay du XVe siècle. On a toujours cru que les aînés se sont appelés Jean de père en fils sur 5 générations. Or il est probable que Guillaume de Lespinay, fils de Jean (III) de Lespinay et frère du trésorier, signant pour son père en 1465 et associé avec lui la même année pour la recette du Gâvre, soit en fait l’aîné, mort sans héritiers avant son frère. Cela serait confirmé par les registres de la chancellerie de Rennes, le 15 février 1468, qui citent l’appel de Guillaume de Lespinay et consorts, héritiers de feu Jean de Lespinay, contre Guillaume de Montauban, seigneur de Sens (Archives L-Atl. B 6-24 p.295). La même réflexion est envisageable pour Guillaume fils du trésorier : si en 1492 Jean (IV) de Lespinay, ex-trésorier, devient auditeur à la Chambre des Comptes alors que son fils Guillaume y est déjà clerc-secrétaire, et que son autre fils Jean n’a pas encore intégré la dite Chambre, il est possible que Guillaume soit l’aîné, mort en 1518 sans postérité vivante. Dans ce cas, Guillaume de Lespinay, petit-fils du trésorier, serait le premier aîné de ce nom à avoir une descendance.[5] On voit là certaines implications inattendues des livres cités...



([1] ) Cf. les 83 465 livres mentionnées par Georges Minois (1999, p.179).

[2]  Déjà âgé et fatigué, il dut entreprendre de rendre les comptes de ses deux fils à leur mort : ce qu’il fit en 1521 pour Jean mort en 1517, mais ce qu’il n’eut pas le temps d’achever pour Guillaume mort sans descendance fin 1518 et dont il s’était porté héritier. C’est son petit-fils Guillaume qui, emprisonné, finira de rendre en 1531 les comptes de son grand-oncle Guillaume et de son grand-père.
[3]  Il est cité par les historiens comme auditeur à la Chambre des Comptes, ayant peut-être pris la suite de son père à sa mort en 1517, puis ayant résilié sa charge en 1524 à la suite de l’enquête menée sur la gestion de son grand-père. Nos sources (Carrés de d’Hozier, vol. 383) montrent qu’il fut secrétaire à la Chambre des Comptes jusqu’en 1543. Il y a là une contradiction à résoudre.

[4] G. Minois se fonde probablement d’une part sur deux opérations sur coupes de bois réalisées par J. et G. de Lespinay en 1465 et 1469, et d’autre part sur le prétendu cumul de fermes entre 1585 et 1588, citées par J. Kerhervé. Cela sous-entendrait qu’il ne s’agit que de la faible partie connue des nombreuses exactions du futur trésorier.

[5] Mais tout dépend de la date de mariage de son père Jean V de Lespinay. Celui-ci est cité en 1499 comme Marié à Hélène de Marbré dame de Malarit. Guillaume étant né vers 1500, il semble bien être l’aîné. Un autre document mentionnerait Jean de Lespinay seigneur de Malarit comme paroissien de Plessé en 1489, et donc déjà marié à Hélène de Marbré à cette date. Dans ce cas, il a très bien pu avoir un fils aîné du nom de Jean, mort en bas âge, avant la naissance de Guillaume. On voit là certaines incertitudes de la généalogie. Par contre la filiation de Jean le trésorier à son aïeul Jean époux de Guillemette du Guiniou est certaine grâce à des actes collatéraux (c’est-à-dire autres que naissance, mariage, décès), en particulier les héritages transmis et les partages effectués (La Rivière, Spadine, Guiolle surtout).

 

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